Les archives, de l’information à l’émotion
Congrès des milieux documentaires, mercredi 3 novembre 2010
Palais des Congrès de Montréal
Le Groupe interdisciplinaire de recherche en archivistique (GIRA), dans le cadre de son sixième colloque, vous invite à participer à un échange de points de vue sur le thème « Les archives, de l’information à l’émotion » et vous propose de questionner diverses exploitations contemporaines des documents d’archives et d’en mesurer l’impact sur la discipline archivistique.
I) Cadre de réflexion
Depuis maintenant vingt ans le Groupe interdisciplinaire de recherche en archivistique (GIRA) réunit périodiquement la communauté archivistique d’ici et d’ailleurs autour de thèmes qui ont permis d’approfondir des questions d’actualité professionnelle. Le regard a d’abord porté sur la discipline et sur la profession elles-mêmes, sur la place qu’elles occupent en gestion de l’information et dans la société en général. À l’occasion des 3e et 4e symposiums, l’objet même de l’archivistique, les archives, s’est retrouvé au centre de la discussion par le biais de questionnements sur l’évaluation des archives et sur les archives électroniques. Puis, le 5e symposium s’est intéressé à ceux et celles qui utilisent son objet et qui l’exploitent comme une ressource vitale et essentielle au fonctionnement des organisations, à la réalisation de leurs activités et à la construction de leur savoir. Dans le cadre de son 6e symposium basé sur le thème « Les archives, de l’information à l’émotion », le GIRA continue d’encourager la communauté archivistique à porter le regard vers l’extérieur et se propose de questionner diverses exploitations contemporaines et innovantes des documents d’archives et d’en mesurer l’impact sur la discipline archivistique.
Mise en contexte
Objets de révélations divinatoires dans la Chine de la Haute-Antiquité, documents de gestion des ressources agricoles et de prélèvement des impôts en Mésopotamie, sources de pouvoir et de privilèges pour les souverains de l’Europe médiévale, les archives ont permis, à travers les époques et les civilisations, de consigner de l’information de nature diverse en vue de répondre, entre autres, à des besoins religieux, économiques, administratifs et politiques. Au XIXe siècle, en plus de constituer une source d’information administrative au service des États, les archives deviennent sources d’information pour l’histoire et, plus généralement, pour la recherche scientifique. Pour répondre à ces deux dernières utilisations des archives, la mission des archivistes, à partir du milieu du XXe siècle, a été et demeure la gestion des archives à des fins administratives ou de recherche en vue de satisfaire deux principaux types de clientèle : les administrateurs et les chercheurs. À travers cette brève rétrospective, il apparaît que la fonction et l’exploitation des archives sont évolutives et que le rôle des archivistes a été modifié en conséquence à travers les siècles et les pays : de devin, gardien des documents de l’État, historien, archiviste-paléographe, puis gestionnaire, l’archiviste a su s’adapter à la demande.
À l’aube d’un XXIe siècle caractérisé par une démocratisation sans précédent de l’accès aux technologies de l’information et de la communication favorisant la diffusion de documents originaux ou reproduits, on observe une exploitation parfois fort originale des archives. Ces dernières occupent de plus en plus de place dans les espaces public et privé à des fins commerciales, éducatives, ludiques, commémoratives, artistiques ou à des fins de promotion institutionnelle, régionale ou nationale. Ce phénomène nous fait découvrir ou redécouvrir que les documents d’archives n’ont pas seulement le pouvoir de témoigner ou d’informer, mais aussi celui d’inspirer et d’émouvoir à partir d’une mise en scène et une appropriation réalisées par des gestionnaires, des publicitaires, des artistes, ou des citoyens. Il est possible d’illustrer ce phénomène en évoquant, entre autres, l’œuvre de Robert Lepage, le « moulin à images », basée sur des documents d’archives à l’occasion de la commémoration du 400ème de la ville de Québec. Plusieurs publications, comme celle de Hélène-Andrée Bizier, Une histoire des québécoises en photos ou celle de Annie Erniaux, Les années, trouvent leur inspiration à partir de documents d’archives. Les archives sont également de plus en plus utilisées dans les publicités (Charcuterie Schneider), sur Internet (les expositions virtuelles de BAC, mais aussi l’ONF, Les archives de Radio-Canada, Simon’s, Bombardier, Bell), à la télévision (émission de José Houde à Radio-Canada), dans les expositions (100ème des HEC, Notman sur McGill College, Musée du Centre commémoratif de l’Holocauste à Montréal), ou au cinéma (Maurice Richard). De nombreux artistes intègrent les documents d’archives dans leur œuvre. Dans les bureaux, certains employés vont conserver dans des systèmes classificatoires personnels des documents, non pas pour leur valeur informationnelle, administrative, légale ou financière, mais en raison de la charge émotive que ces documents véhiculent (e.g., les « belles lettres »).
Questionnement
Ce colloque se veut un forum de discussion sur des sujets susceptibles d’apporter un éclairage nouveau aux thématiques et questions suivantes :
1. Les conditions de création de l’émotion : Sous quelles conditions émerge l’émotion suscitée par les archives ? Est-il suffisant et nécessaire qu’un document d’archives soit authentique, symbolique ou ancien pour susciter l’émotion ? Dans un contexte d’exposition le plus souvent multimédia, quel rôle joue la mise en scène dans la charge émotive véhiculée par un document d’archives ? Est-il possible d’expliquer le phénomène des archives comme source d’émotion d’un point de vue philosophique ou sociologique, par exemple?
2. Les utilisations innovantes des documents d’archives dans différents domaines : Quels sont aujourd’hui les « nouveaux » domaines d’utilisation des archives? (c’est-à-dire publicité, cinéma, arts visuels, littérature, multimédia), à quelles fins sont utilisées les archives ou quelles émotions sont visées? (c’est-à-dire susciter un besoin, divertir, choquer, accentuer l’identité, le sens de l’appartenance, le dépassement de soi, l’ambition, la commémoration), quels sont les contextes d’utilisation ? (c’est-à-dire vente de produits, campagne de financement, culture organisationnelle, promotion, publication de fictions), s’agit-il de l’effet d’une mode, d’un phénomène récurrent d’un point de vue historique ou de l’amorce d’une véritable conscientisation d’une société face à l’importance d’un passé collectif, familial ou personnel ?
3. Les conséquences sur la pratique et la théorie archivistiques : Les archivistes se sentent-ils interpelés par ce phénomène, par de nouvelles responsabilités? Existe-t-il des techniques facilitatrices de repérage et de mise en valeur des documents d’archives susceptibles d’être sources d’émotion ou de mise en valeur artistique? Où se trouve la frontière entre l’archive et l’œuvre d’art aussi source d’émotion? L’archiviste doit-il devenir muséologue ? Outre les traditionnelles et fondamentales valeurs primaire et secondaire assiste-t-on à la naissance d’une valeur tertiaire de nature « artistique-émotive-affective » jusqu’à ce jour négligée? Doit-on créer de nouvelles métadonnées qui tiendraient compte de cette nouvelle valeur ou ces dernières existent déjà mais ont tout simplement été ignorées ou sous-exploitées?
Sabine Mas et Anne Klein, Contexte et résumé des exposés. Texte intégral
II) Programme final
10h15 – 12h30 Atelier 4 : Les conditions de création de l’émotion (Président de séance : Marcel Lajeunesse)
Mot de bienvenue: Carol Couture, conservateur et directeur général, Direction générale des archives, Bibliothèque et Archives nationales du Québec. Texte intégral
Conférence d’ouverture: L’émotion comme information : la subjectivité de l’historien devant le document émouvant
Yvan Lamonde, philosophe et historien de formation, professeur à l’Université McGill. Texte intégral
Avec un thème comme celui qui a été retenu, les archivistes se montrent de plus en plus audacieux, repoussant plus avant le défi d’ajuster leurs moyens à leurs politiques ou leur volonté nouvelle. Peuvent-ils vraiment conserver la trace de l’émotion ? J’évoquerai deux aspects qui pourraient, à cet égard, les placer en contradiction avec leurs politiques habituelles ou traditionnelles.
La présentation explorera la variété des expériences où la recherche historique met le chercheur en présence d’émotions face à l’archive et la variété des types de documents archivistiques porteurs, plus que d’autres, du personnel, de l’intime, de l’émotion.
Conférence 1: De l’émotion en archivistique: la cueillette de quelques pas, leur sens et leur portée
Denys Chouinard, archiviste, coordonnateur du Service des archives de la Congrégation de Notre-Dame (CND) à Montréal. Texte intégral
L’ « explosion » de documents d’archives du Moulin à images de Robert Lepage à Québec, la gravité du contenu archivistique du Mémorial aux Juifs assassinés d’Europe à Berlin, la saisissante intégration au théâtre des lettres de Marie de l’Incarnation par Marie Tifo, la surprenante utilisation des archives dans l’œuvre de fiction Millénium – tome 1 de Stieg Larsson, les étonnantes séances d’Archives à voix haute en France et au Québec, les bouleversantes photos et les extraits du journal personnel de Norman Bethune sur la marche tragique de Malaga à Almeria en Espagne en 1937 présentés au musée McCord ; ces quelques exemples et tant d’autres montrent bien que les archives, adéquatement mises en scène, sont formidablement pertinentes et naturellement génératrices d’émotions.
Le champ d’analyse de cette réalité est immense. Le conférencier n’en est qu’au début de sa réflexion sur cette question fondamentale. Il a procédé à une cueillette de cas et a dégagé de façon préliminaire quelques hypothèses sur le sens et la portée de la place de l’émotion dans le travail de l’archiviste.
Conférence 2: La transmission de la mémoire du passé et le rôle de l’émotion dans l’exposition muséale
Nada Guzin Lukic, professeure de muséologie à l’Université du Québec en Outaouais, École multidisciplinaire de l’image
Les musées et les archives partagent l’objectif de la transmission de la mémoire du passé. La diffusion de leurs collections est une fonction commune notamment dans le contexte du patrimoine numérique et l’exposition en cyberespace. Le musée est un lieu dans lequel le visiteur éprouve des émotions par l’expérience de la visite de l’exposition. Déjà les cabinets de curiosités suscitaient l’émoi devant les objets merveilleux et exotiques. Des dioramas aux installations interactives de l’art actuel et relationnel aux cyberexpositions, les musées interpellent le visiteur et suscitent diverses émotions (esthétiques, poétiques, historiques, patrimoniales). Depuis les années 1980, les musées exploitent davantage cette approche. L’utilisation des technologies, les expositions multimédias ont contribué à la constitution de dispositifs de médiation des plus performants. En effet, les expériences et les émotions font partie de discours et des expositions muséales contemporaines.
Conférence 3: L’exploration de la durée et la dimension éphémère des documents d’archives
Theresa Rowat, directrice et archiviste universitaire, Service des archives, Université McGill. Texte intégral
Theresa Rowat explorera les facteurs qui contribuent aux attributs émotifs des documents d’archives dans divers médias. Bien au-delà de leur teneur informationnelle, les documents conservés prennent la valeur d’artefacts ou de reliques qui interpellent la mémoire. Une approche curatoriale soucieuse de dépasser la pratique archivistique ordinaire dans l’exposition et la présentation peut déboucher sur la phénoménologie plongeant ainsi dans le souvenir, l’imaginaire et l’espace onirique habité par les documents d’archives.
12h30 – 14h : LUNCH
14h – 15h30 : Atelier 10 : Les utilisations innovantes des documents d’archives dans différents domaines (Présidente de séance : Aïda Chebbi)
Conférence 4: Les archives : la mémoire collective enrichie par le visuel
Hélène-Andrée Bizier, historienne, biographe et essayiste
Les documents d’archives ont le pouvoir d’inspirer et d’émouvoir à partir d’une appropriation réalisée par des artistes et des écrivains. Il est possible d’illustrer le phénomène en évoquant, entre autres, les récentes publications de l’historienne Hélène-Andrée Bizier, co-auteure de nombreux ouvrages dont, Nos Racines, l’Histoire vivante des Québécois, et Horizon Canada. Depuis quatre ans, elle publie aux Éditions Fides, une série d’ouvrages constitués de photos d’archives: Une histoire du Québec en photos, Une histoire des Québécoises en photos, Une histoire des hommes du Québec en photos ainsi que, récemment, À chacun son métier, qu’elle a conçus en puisant dans des albums privés mais surtout dans les centres d’archives publiques nationaux et régionaux. Une photo valant mille mots, Mme Bizier illustrera son exposé à l’aide de photos qu’elle a utilisées pour vulgariser l’Histoire. Elle dira pourquoi ces photos d’archives ont été retenues et elle évoquera les surprises, difficultés et bonheurs rencontrés dans l’utilisation des instruments de recherche conçus par les archivistes.
Conférence 5: Sculpter le réel : incursion dans l’expérience de création du Moulin à Images de Robert Lepage
Marie Belzil, documentariste
L’oeuvre du Moulin à Images est basée sur 400 ans d’archives. De quelle façon celles-ci ont-elle guidé l’équipe de création de Robert Lepage dans l’élaboration d’une oeuvre en hommage à sa ville? Comment la méthode de travail unique en soit de Robert Lepage, a-t-elle permise de mettre en lumière des bijoux oubliés des archives de la ville de Québec? À partir de l’expérience personnelle de Marie Belzil au sein de l’équipe de création de Robert Lepage, la conférence « Sculpter le réel » aborde l’utilisation d’archives comme matière première d’oeuvres audio-visuelles et relate l’expérience de réalisation du Moulin à Images.
Conférence 6: L’émotion ou la face cachée de l’archive
Yvon Lemay, professeur EBSI et Marie-Pierre Boucher, finissante EBSI. Texte intégral
À partir d’exemples d’utilisation de matériel d’archives par des artistes contemporains tels que Dominique Blain, le groupe ATSA (Pierre Allard et Annie Roy) et Patrick Altman, nous cherchons à comprendre comment l’émotion vient à l’archive. Ce questionnement est important dans la mesure où il permet de révéler une face cachée des archives. En effet, notre conférence vise à montrer que la rencontre émotionnelle des œuvres d’art réalisées à l’aide de documents d’archives n’a, au plan archivistique, rien de circonstancielle. L’émotion engendrée vient à la fois du travail de mise en scène de l’artiste et de l’archive elle-même. Elle est aussi fondamentale que ne le sont les fonctions d’information et de témoignage qui sont généralement reconnues comme étant le propre des archives. Un constat qui n’est pas sans laisser entrevoir des perspectives des plus enrichissantes pour la discipline archivistique.
15h30 – 15h45 : PAUSE
15h45 – 17h15 : Atelier 15 : Les conséquences sur la pratique et la théorie archivistiques (Président de séance : Robert Nahuet)
Séance animée par Sabine Mas et Louise Gagnon-Arguin (professeures, EBSI) à partir des résultats d’un questionnaire adressé aux membres de la communauté archivistique visant à explorer le questionnement suivant. Texte intégral
Les archivistes se sentent-ils interpelés par ce phénomène, par de nouvelles responsabilités? Existe-t-il des techniques facilitatrices de repérage et de mise en valeur des documents d’archives susceptibles d’être sources d’émotion ou de mise en valeur artistique? Où se trouve la frontière entre l’archive et l’œuvre d’art aussi source d’émotion? L’archiviste doit-il devenir muséologue ? Outre les traditionnelles et fondamentales valeurs primaire et secondaire assiste-t-on à la naissance d’une valeur tertiaire de nature « artistique-émotive-affective » jusqu’à ce jour négligée? Doit-on créer de nouvelles métadonnées qui tiendraient compte de cette nouvelle valeur ou ces dernières existent déjà mais ont tout simplement été ignorées ou sous-exploitées?
Conférence de clôture: Les archives, de l’émotion à l’information
Jacques Lacoursière, historien. Texte intégral
C’est au cours de l’été 1960 que, pour la première fois, j’ai pris un contact physique avec des documents anciens. C’était aux Archives du Canada, à Ottawa. Faisant de la recherche pour Denis Vaugeois, j’ai été amené à compulser des centaines de documents. Pour moi, ce fut le choc, un choc émotif, avant de devenir une matière de recherche. À partir de ce moment, mon rapport avec «les vieux papiers» a changé . Par la suite, je suis devenu archiviste au Séminaire des Trois-Rivières. C’est à l’époque où nous avons commencé à publier le journal historique «Boréal Express». Depuis, même si l’émotion demeure toujours présente, l’information et la critique ont pris la première place.